Surtaxes, manoeuvres douteuses et backshish m'avaient valu les billets que je serrais entre les dents, traversant un à un les compartiments du wagon et me frayant un chemin dans une épaisse mélasse humaine qui progresse moins vite qu'elle ne sue et pue.
Un quart de pas à la fois, la foule se traîne dans un mouvement irrégulier. Au rythme d'une respiration haletante, les gens se heurtent et se frottent les uns aux autres, au mépris des pudeurs et des conventions. L'ensemble des individualités mène à un chaos collectif ingérable et inefficace. L'homme en kurta décide de s'arrêter quand il juge avoir trouvé un coin propice au repos. La dame au sari violet traîne sa fillette par le bras et se retourne pour crier quelque indication à son moustachu d'époux qui attend au milieu de chemin, se reposant quelques secondes sur la grosse malle métallique qui renferme le buttin familial. L'indien à cravate est pressé, il déboule, essaie de pousser les gens autour de lui mais le mur est compact. Un gamin s'aggripe au plafond et traverse le compartiment en sautant d'une couchette à l'autre, passant au dessus de nos têtes. Une cinquantaine d'autres personnes entrecroisent ainsi leurs destins dans un lent pélerinage jusqu'au fond du wagon. On a vu pire en Inde mais l'espace est limité et la masse humaine est comprimée dans des couloirs étroits et encombrés. La plupart des gens s'arrêtent complètement et patientent, ne s'attendant d'ailleurs pas à trouver d'endroit où se poser plus loin, ils abandonnent en désespoir de cause leur sens décisionnel pour se laisser porter par le courant. Mais il n'y a pas de vent, juste quelques ventilateurs qui recyclent un air chaud et humide dans un rot blafard. Bientôt, la foule ne navigue plus, elle s'imagine peut-être avancer d'elle-même vers le fond quand le train bougera dans l'autre direction.
La peuplade des sans-papiers reste donc prostrée là, n'ayant simplement pas de meilleur endroit où aller, les uns contre les autres, les uns sur les autres, dans l'espoir que leur nombre suffise à décourager les officiels et contrôleurs de passer à la vérification des tickets. Les plus chanceux squattent des couchettes à six, les moins chanceux s'entassent par dizaines dans le couloir central ou aux portes nauséabondes des toilettes entre deux wagons.
Je traverse la foule comme on traverse la Mer Rouge et j'aboutis finalement dans notre compartiment pour y découvrir, sans surprise, que quatre générations de femmes s'y empilent déjà et traînent avec elles suffisamment de bagages pour meubler une maison.
"Ticket?"
J'emploie un ton sec et détaché, exaspéré par l'ampleur de la tâche qui nous attendait, m'imaginant déjà tenter d'entrer à six avec nos bagages dans l'endroit déjà surchargé et d'y sortir avec les sacs, malles, valises et paquets des matriarches.
La plus grosse des femmes se fait porte-parole du groupe et débite dans un tempo furieux une pléthore de phrases en hindi dont je ne saisis pas le moindre mot.
"Yes! But where's your ticket?"
Je me fais mime, pointant mon billet dans des mouvements amples et grossiers, surarticulant comme si ça pouvait l'aider à me comprendre, me pointant à nouveau moi et les autres derrière moi puis tapant la couchette comme un abruti d'homme des cavernes.
Rien n'y fait, la femme ondule encore quelques sons haut perchés avant de se rasseoir dans un coin de la couchette, repliant son sari délavé comme si elle se renfermait sur elle-même, plongeant dans une torpeur qu'il me semble inutile de déranger.
Un contrôleur entre dans le wagon, il a le visage d'un soldat russe qui débarque au front à Stalingrad. Je l'accroche au passage, lui exhibe mon billet et lui demande de faire son boulot de manière expéditive. L'homme est débordé, au bord de la crise de nerfs, perdant pied à tout moment, le visage déconfit. Sans me regarder dans les yeux, il me fait un signe circulatoire de la main : j'en entends qu'il va repasser. Pour l'instant, il se défile presque content de regagner son couloir de la mort, me laissant seul, debout, hébété et sans armes.
Les femmes s'empilent encore davantage, creusant dans les couchettes des espaces assez larges pour l'une de mes fesses. Nous restons donc de longues minutes à demi-assis, nos sacs sur les genoux, dans l'attente du nouveau développement à cohabiter avec ceux que nous voulions chasser. Assises sur leurs grands-mères, les fillettes devant moi sont enragées. Elles me jettent des regards odieux, me reprochant de nuire à leur famille, de troubler leur paix et leur confort, me maudissant avec toute leur rancoeur d'enfants.
Un nouveau contrôleur se pointe bientôt, cette fois avec l'assurance d'un boeuf. Il est suivi de quelques hommes, des brutes dont il doit être le patron. C'est un mastodonte, quelque part entre l'hippopotame et l'éléphant, on se demande comment il peut bien circuler dans le train surpeuplé. Puis on comprend l'utilité des brutes, elles servent à ouvrir le chemin. Aggripant le registre des passagers dans ses doigts monstrueux, il penche sa large gueule pour y poser ses yeux creux aux poches noires et profondes. Il grogne alors quelque chose en direction des femmes à nos côtés et elles ne tardent pas à réagir : le ton suffit à nous faire comprendre qu'il les met à la porte et que les brutes sont là pour aider à débarrasser.
Traînant un à un leurs dizaines de bagages encastrés sur et sous les couchettes, les femmes libèrent le compartiment, piteuses et embarrassées. Le contrôleur supervise d'un oeil autoritaire, les pattes croisées sur son énorme redondance ventrale.
Je me sens mal. Je ne suis plus ni sec ni détaché. Ni exaspéré par quoi que ce soit.
Mais c'est tout de même pire que ce que j'avais imaginé.