jeudi 11 décembre 2008

Sur l'autre rive

Je me suis laissé engloutir dans les eaux de son Gange, les orteils enlisés dans sa vase gluante. Je m'attends à tout moment à ce qu'un cadavre porté par le courant heurte mon corps immergé.

La barque flotte à mes côtés, Aviscar et Ashutosh se dressent sur la proue et rient comme des enfants, ce qu'ils sont à moitié. Le soleil couchant enflamme les perles d'eau sur leurs peaux dorées et brûle le Gange sous des reflets orangés.
Je submerge mon visage à la hauteur des yeux, un tapis de feu s'étend jusqu'aux ghats de l'autre côté. Lavage des vaches, crémations, ablutions, bains, lessives, parties de cricket, chaï-wallahs et marchands ambulants de tout genre s'y activent en permanence sur la pellicule perpétuelle d'un film sans fin. Des touristes s'esquissent en surimpression et s'effacent aussi rapidement qu'ils sont arrivés.

Je me sens fondre dans ce film, m'imprimant depuis quelques jours dans une pièce d'éternité. Le sentiment de troquer un peu ma condition éphémère de voyageur pour celle plus fusionnelle du quotidien des indiens qui y vivent. Je me sens rester, je vois les ghats comme quelqu'un qui y habite, je sens le Gange sur ma peau et je me laisse porter par son cours lent et placide.

Aviscar et Ashutosh m'extirpent de ma contemplation et se jettent à l'eau, je plonge à mon tour pour ressortir quelques mètres plus loin, tourné cette fois-ci vers la berge la plus proche. La plage est animée, des musiciens jouent trompettes et tambours, des gens dansent et chantent pendant que les deux mariés effectuent à genoux leurs activités rituelles sur le bord de l'eau. Leurs paniers fleuris d'offrandes flotteront bientôt en direction d'un squelette bovin qui repose sur la même rive et rejoindront plus tard un troupeau de vaches énormes qui prennent leur bain non loin de là.

Moments d'incompréhension #5

Quand ce pays hypermachiste où l'on compte plus de chiens que de femmes dans les rues accepte naturellement cinq travestis maniérés aux saris flamboyants qui débarquent dans le train en faisant claquer des billets de dix roupies entre leurs doigts avec l'air de dire de leur face empourprée que je leur en dois quelques uns.

lundi 1 décembre 2008

Manikarnika

Serpentant les ruelles étroites et tortueuses de la vieille ville, je me heurte à une vache blanche et obèse qui bloque le passage. Elle me regarde avec l'air placide de quelqu'un qui mâchouille des ordures particulièrement peu savoureuses, me faisant comprendre qu'elle n'entend pas bouger avant la fin de son repas.

Au détour, un mort enveloppé dans des draps dorés et colorés arrive à toute vitesse derrière sur un brancard trasporté par des hors castes qui psalmondient quelque incantation. Il me fait comprendre qu'il entend arriver sur les ghats avant moi - pressé comme il est de se reposer sur son bûcher - et que je devrais me presser contre un mur pour qu'il me passe sous le nez.

Joignant le cortège jusqu'à Manikarnika, je m'engouffre avec lui sous une arche en pierre vers le crépitement sourd des bûchers incendiés.
Il pleut des cendres, la ville se déverse dans le Gange, l'espace s'ouvre devant moi, une amplitude vertigineuse, un horizon infini qui contraste de façon troublante avec le labyrinthe étouffant de la ville, un sentiment de libération intense. Les ghats ceinturent le fleuve sur une large esplanade où des escaliers conduisent à l'eau, les bâtiments qui bordent les ghats sont d'une richesse vétuste, temples, palais, niches royales et observatoires pris d'assaut par la population miséreuse. Le spectre de cette opulence en ruines donne l'impression d'une ville arrêtée dans le temps, figée mais toujours vivante dans son époque médiévale.
Sur l'autre rive, une vaste pleine sableuse large de plusieurs kilomètres à laquelle le Gange a donné naissance en se retirant après la mousson.

Devant moi, des bûchers éparpillés consument des corps humains, des brahmanes de blanc vêtus accompagnent les familles dans la cérémonie qui conduit le défunt dans les eaux sacrées du Gange, puis le feu éternel dans les mains de celui qui allumera les pailles, les bois et les draps recouvrant le mort couché sur son lit de bois.
Une plage de cendres et de tissus brillants brodés de fils dorés recouvre les escaliers du ghat et conduit jusqu'aux berges du fleuve paisible où de larges barques flottent, lourdement chargées de gigantesques piles de bois.
Des ouvriers hors castes armés de longues tiges en bambou replacent les bûches et les membres disloqués d'un cadavre qui se sont écroulés. Au prix de contorsions interminables, l'homme arrive à redresser la jambe à moitié calcinée jusqu'au cendre du bûcher.
Un gros homme qui a pris son bain et fait ses ablutions dans le fleuve à quelques mètres de là s'approche en sous-vêtements pour tendre une longue tunique blanche au bout de ses bras devant la chaleur ardente et asséchante des flammes.

Le mort ne semble pas dérangé par toute cette agitation, son crâne noir continue de pointer vers le ciel où des dizaines de cerf-volants virevoltent au milieu des nuées d'oiseaux.

vendredi 28 novembre 2008

Moments d'incompréhension #4

Discussion avec un musulman cachemiri qui ressemble à Borat, dans un bus népalais en direction de la frontière indienne :

"In Canada, men and women MmmmMmmMmMmm before marriage?"

"They what???"

"Euhmm, euh, hummmm, do they sit before marriage?"

Conclusion : Au Cachemire, ils font probablement ça assis.

Elephant Man

Trois heures d'attente avant sept heures de train, après neuf de bus, trois de jeep et une de cyclo-rickshaw, je m'écrase sur le quai de Gorakphur Jonction, résistant à la tentation de carrément m'étaler sur les dalles encrassées.

Les voyageurs indiens sont, eux, étendus de tout leur long, recouverts des pieds à la tête de draps multicolores, momifiés autour de moi, ressemblant en tout point aux corps réellement morts que je verrai le lendemain déambuler dans les ruelles de Varanasi. À défaut d'avoir l'équipement nécessaire pour passer inaperçu sous un drap, je m'appuie contre mon sac à dos et reprend la lecture de cette pénible version du Mahabharata.

Je n'ai pas le temps de finir ma page que déjà deux indiens se postent debout devant moi pour me fixer béatement comme si j'avais une trompe ou quelque autre malformation spectaculaire.
Je feins d'ignorer leur présence mais leur curiosité l'emporte sur leur gêne (c'est généralement ce qui se produit).

"Hello sir!"
Dodelinement de tête.

Son anglais est étonnament correct. Il demande bientôt s'il peut s'assoir après avoir échangé les formalités d'ouerariufrom et d'ouatsiurnaim; je vois bien qu'il est uniquement intéressé à avoir une conversation pour pratiquer son anglais.

C'est un gringalet moustachu de dix-neuf ans venu d'Allahabad pour passer un examen d'admission dans la Indo-tibetan border Police Force. L'autre, c'est son cousin, qui ne parle pas un mot d'anglais, qui ressemble à la version indienne d'un joueur de football américain et qui fait du saut en longueur dans l'Uttar Pradesh.
Arun me montre ses bulletins d'école secondaire, on s'échange des photos passeport, on discute d'Obama (c'était une de ses questions d'examens avec le nom de la capitale de la France), il me montre ses cahiers d'école, on parle du Canada, de l'Inde, du Brésil et du monde entier.

"You have good looking!"

Souvent j'ai l'impression que les indiens ont des tendances homosexuelles vu leur façon de se tenir par la main et se caresser dans la rue, puis vu leur façon de complimenter les touristes mâles sur leur allure. On me dit d'ailleurs souvent que je serais beau avec moustache et que je devrais me la laisser germer, je réponds généralement que je suis pas capable mais que j'aimerais bien.
Arun me parle donc de moustache, on s'échange nos courriels et je réalise que nous discutons déjà depuis plus d'une heure, ses connaissances générales permettent d'avoir une conversation d'égal à égal sans que je ne me sente à dix milles lieues de sa réalité.

Puis après avoir regardé ma montre, je regarde autour de moi, ce qui n'était quelques minutes auparavant que quelques curieux badauds ralentissant et scrutant le dialogue indo-canadien s'est transformé en une foule compacte d'hommes qui nous fixent avec leurs yeux globuleux et exhorbités, complètement omnubilés par le spectacle. Ils sont une trentaine, certains se sont assis derrière moi, les autres forment un mur autour de nous. Ils commencent bientôt à jouer du coude pour les meilleurs places.
Je suis intimidé, parfois la curiosité et la fascination deviennent agressantes. Je surveille maintenant constamment mes bagages par précaution, je suis loin de la conversation initialement détendue.

Arun me demande d'autographier son livre d'école et des dizaines de têtes se penchent vers le cachier, derrière mes épaules, devant mes mains et au-dessus de ma tête. Ça y est, ils ont crevé ma bulle. Je commence à me demander comment ça va se terminer.

C'est à ce moment là que des agents de police se pointent en faisant claquer leurs bâtons de bambou et en criant à la foule de dégager. Tout le monde se disperse rapidement, un train arrive dans la minute, Arun se lève, me dit à la hâte qu'il doit réserver un siège et part en courant chercher une fenêtre ouverte par où faire entrer son cartable pendant que tout le monde se rue vers les portes.

Je me retrouve à nouveau seul, mon interminable livre entre les mains.

lundi 10 novembre 2008

Annapurna Base Camp

Au rang des expériences éprouvantes que j'ai traversées jusqu'ici, le trek jusqu'à l'Annapurna Base Camp (ABC) s'est révélé le plus difficile. Pas de corniches meurtrières, de météo apocalyptique, de chutes dévastatrices, juste un constant et intense effort physique, gravissant 2130 mètres de marches de pierres et de chemins de terre d'un village ou d'un campement à l'autre jusqu'aux gorges profondes des montagnes.

L'impression, dès le premier jour, de disparaître de la surface de la Terre. Perdre contact avec toute chose au-delà de quelques kilomètres autour de soi, le globe se retrouvant réduit à ce minuscule cercle. Aucune route, aucun véhicule, que des chemins et ses pieds pour se perdre chaque jour plus profondément dans le lointain et l'isolé, sachant que chaque foulée nous éloigne davantage de la civilisation et nous rapproche davantage des étoiles.

Contempler des heures durant le ciel à chaque nuit plus noir et les étoiles chaque fois plus brillantes au dessus du spectre des montagnes. Un spectre vertigineux, ligne d'horizon qui sépare les cieux et la vallée, à partir duquel les astres les plus brillants se réflètent dans les lumières éparses des villages.

Marcher en bordure des champs qui découpent les flancs de montagnes en larges escaliers. À contempler cette fois les sommets bien visibles et flamboyants qui défilent dans le lointain vers lequel nous nous dirigeons. Traversant les quatre saisons : de l'été humide des jungles tropicales et des forêts de bambou à l'hiver statique des mousses et de la rocaille, des boues qui couinent sous nous semelles aux glaces qui craquent au fil de nos pas, des feuilles verdoyantes de sève aux tapis rougeâtres de l'automne, des neiges fondantes aux sols gelés du petit matin.

La rivière dégivre sous nous yeux et s'écoule dans le torrent que nous avons suivi cinq jours durant jusqu'au coeur des montagnes.

Se retourner et contempler la moraine profonde qui se creuse jusqu'à la vallée, heurter du regard le mur compact des montagnes au détour de cette gorge et avoir l'impression, levant les yeux, que cette image se prolonge jusqu'à l'infini. Avoir l'envie de pleurer, devant l'immensité, la démesure, l'oeuvre titanesque de la nature.

Annapurna Sanctuary 2


Annapurna Sanctuary - Vidéo

Annapurna Sanctuary




dimanche 9 novembre 2008

Kathmandou Square

Assis dans un jardin de petites et grandes stupas, entouré par les édifices moyen-âgeux de Kathmandou, aveuglé par le reflet doré des frises du monastère surplombant le square, je profite un peu du calme, à l'écart de la folie des rues étroites de la ville.
La cloche sonne. Des cris et des pas éffrénés rebondissent dans les couloirs de l'édifice derrière moi pour se déverser dans ce qui tenait encore, quelques instants plus tôt, du sanctuaire.
Des nuées d'enfants de tous âges, flottant ou étouffant dans des uniformes déglingués hérités de frères et de soeurs plus vieux, s'échouent sur la place et inondent l'endroit de leur cacophonie verbale. L'immense stupa centrale devient alors un labyrinthe et un terrain de jeux circulaire à plusieurs étanges - l'endroit rêvé pour se courir les uns après les autres.
Les plus vieux, cheveux gommés et dressés sur la tête, squattent dans un coin, se moquent d'un rire grossier et méprisent d'un nez retroussé le jeu de plus jeunes. Des duos de fillettes effectuent lentement une marche giratoire autour de la stupa, bras dessus, bras dessous ou en se tenant par la main, en chantant ou en jasant. Des petits gars font pareil.

Un gamin bouffe (ou médite) un paquet de chips, perché dans un coin de la stupa. Pour lui, seul dans ses rêves, la récréation doit durer une éternité, usant ses chips pour sablier et les gobant tout doucement comme pour étirer le temps.
À ses pieds, un tapis de pigeons s'envole au moindre bruissement du sac pour revenir se poser invariablement au même endroit.

Juste au dessous, trois vendeurs itinérants traînent leur stand à roulettes et servent des aliments dégoûtants à l'allure insalubre aux hordes d'enfants affamés.
Perchés eux aussi au premier étage de la stupa, deux enfants de la rue préparent un mauvais coup. Armés d'allumettes enflammées, ils profitent de la cohue générale pour tenter d'incendier l'un des stands plus bas. Le vendeur ne s'aperçoit de rien. Les allumettes pleuvent sur ses paquets de chips, ses cônes de papier journal et dans sa canisse de crême glacée qu'il est assailli de toutes parts par des enfants insatiables, trop occupé à leur servir son riz soufflé au curry pour s'en alarmer.

Je chasse les deux garçons et ils partent en courant se réfugier de l'autre côté de la coupole. Ils passeront l'heure suivante à s'amuser plus sainement, faisant comme si je ne les voyais pas, courant d'une stupa à l'autre, m'espionnant, gloussant des rires espiègles à chaque fois que je me retourne dans leur direction et qu'ils se cachent quelques secondes trop tard.

Sur ce qui ressemble à un balcon sur la plateforme de la stupa, une petite fille vêtue d'un sari noir aux fleurs rouges observe les enfants qui s'amusent. Elle fait probablement partie de ces enfants exclus du système que l'on retrouve un peu partout à Kathmandou. Ils n'ont pas d'uniformes mais on les reconnait à leurs vêtements sales et leurs cheveux poussiéreux; on les reconnaît aussi quand ont les voit traîner dans les rues à mendier, à faire des paris ou à se tourner les pouces en plein milieu de l'après-midi, puis on le reconnaît le soir quand ils hantent les rues, hagards, prenant de grandes soufflées de colle dans leurs baudruches en plastique.

Le jeu s'intensifie autour de la fillette; on dirait que l'école entière joue à la tague autour de la stupa dans un désordre que je comprends mal. Les ados abandonnent leur mépris pour prendre part à la partie (ou en créer une nouvelle). Les élèves courent dans tous les sens, ils rient et crient. Certains se hâtent pour acheter une dernière gâterie et retournent courir avec des minuscules cornets de crème glacée qui leur coulent sur les mains. La cloche sonne, les enfants continuent à courir mais cette fois en direction des corridors de l'école; les plus vieux se traînent les pieds mais bientôt seul l'écho d'une frénésie retentit dans le square. Les cris, les bruits trépidants et les rires s'éloignent lentement pour regagner leurs classes. Le silence submerge à nouveau la place, le square redevient un sanctuaire.

Les deux garçons haussent les épaules et retournent penauds, les mains dans les poches, se perdre dans les rues de Kathmandou.
La petite fille, du haut de la stupa, reste quant à elle seule et muette à fixer la porte déserte de l'école.

lundi 27 octobre 2008

Fewa Lake

Pokhara et Sarangkhot

Que ce soit en bateau au milieu d'un lac ou au sommet d'une colline, on ne rate jamais un coucher ou un lever de soleil depuis que l'on est à Pokhara.


Histoires ferroviaires 1.5

Surtaxes, manoeuvres douteuses et backshish m'avaient valu les billets que je serrais entre les dents, traversant un à un les compartiments du wagon et me frayant un chemin dans une épaisse mélasse humaine qui progresse moins vite qu'elle ne sue et pue.

Un quart de pas à la fois, la foule se traîne dans un mouvement irrégulier. Au rythme d'une respiration haletante, les gens se heurtent et se frottent les uns aux autres, au mépris des pudeurs et des conventions. L'ensemble des individualités mène à un chaos collectif ingérable et inefficace. L'homme en kurta décide de s'arrêter quand il juge avoir trouvé un coin propice au repos. La dame au sari violet traîne sa fillette par le bras et se retourne pour crier quelque indication à son moustachu d'époux qui attend au milieu de chemin, se reposant quelques secondes sur la grosse malle métallique qui renferme le buttin familial. L'indien à cravate est pressé, il déboule, essaie de pousser les gens autour de lui mais le mur est compact. Un gamin s'aggripe au plafond et traverse le compartiment en sautant d'une couchette à l'autre, passant au dessus de nos têtes. Une cinquantaine d'autres personnes entrecroisent ainsi leurs destins dans un lent pélerinage jusqu'au fond du wagon. On a vu pire en Inde mais l'espace est limité et la masse humaine est comprimée dans des couloirs étroits et encombrés. La plupart des gens s'arrêtent complètement et patientent, ne s'attendant d'ailleurs pas à trouver d'endroit où se poser plus loin, ils abandonnent en désespoir de cause leur sens décisionnel pour se laisser porter par le courant. Mais il n'y a pas de vent, juste quelques ventilateurs qui recyclent un air chaud et humide dans un rot blafard. Bientôt, la foule ne navigue plus, elle s'imagine peut-être avancer d'elle-même vers le fond quand le train bougera dans l'autre direction.

La peuplade des sans-papiers reste donc prostrée là, n'ayant simplement pas de meilleur endroit où aller, les uns contre les autres, les uns sur les autres, dans l'espoir que leur nombre suffise à décourager les officiels et contrôleurs de passer à la vérification des tickets. Les plus chanceux squattent des couchettes à six, les moins chanceux s'entassent par dizaines dans le couloir central ou aux portes nauséabondes des toilettes entre deux wagons.

Je traverse la foule comme on traverse la Mer Rouge et j'aboutis finalement dans notre compartiment pour y découvrir, sans surprise, que quatre générations de femmes s'y empilent déjà et traînent avec elles suffisamment de bagages pour meubler une maison.

"Ticket?"

J'emploie un ton sec et détaché, exaspéré par l'ampleur de la tâche qui nous attendait, m'imaginant déjà tenter d'entrer à six avec nos bagages dans l'endroit déjà surchargé et d'y sortir avec les sacs, malles, valises et paquets des matriarches.

La plus grosse des femmes se fait porte-parole du groupe et débite dans un tempo furieux une pléthore de phrases en hindi dont je ne saisis pas le moindre mot.

"Yes! But where's your ticket?"

Je me fais mime, pointant mon billet dans des mouvements amples et grossiers, surarticulant comme si ça pouvait l'aider à me comprendre, me pointant à nouveau moi et les autres derrière moi puis tapant la couchette comme un abruti d'homme des cavernes.

Rien n'y fait, la femme ondule encore quelques sons haut perchés avant de se rasseoir dans un coin de la couchette, repliant son sari délavé comme si elle se renfermait sur elle-même, plongeant dans une torpeur qu'il me semble inutile de déranger.

Un contrôleur entre dans le wagon, il a le visage d'un soldat russe qui débarque au front à Stalingrad. Je l'accroche au passage, lui exhibe mon billet et lui demande de faire son boulot de manière expéditive. L'homme est débordé, au bord de la crise de nerfs, perdant pied à tout moment, le visage déconfit. Sans me regarder dans les yeux, il me fait un signe circulatoire de la main : j'en entends qu'il va repasser. Pour l'instant, il se défile presque content de regagner son couloir de la mort, me laissant seul, debout, hébété et sans armes.

Les femmes s'empilent encore davantage, creusant dans les couchettes des espaces assez larges pour l'une de mes fesses. Nous restons donc de longues minutes à demi-assis, nos sacs sur les genoux, dans l'attente du nouveau développement à cohabiter avec ceux que nous voulions chasser. Assises sur leurs grands-mères, les fillettes devant moi sont enragées. Elles me jettent des regards odieux, me reprochant de nuire à leur famille, de troubler leur paix et leur confort, me maudissant avec toute leur rancoeur d'enfants.

Un nouveau contrôleur se pointe bientôt, cette fois avec l'assurance d'un boeuf. Il est suivi de quelques hommes, des brutes dont il doit être le patron. C'est un mastodonte, quelque part entre l'hippopotame et l'éléphant, on se demande comment il peut bien circuler dans le train surpeuplé. Puis on comprend l'utilité des brutes, elles servent à ouvrir le chemin. Aggripant le registre des passagers dans ses doigts monstrueux, il penche sa large gueule pour y poser ses yeux creux aux poches noires et profondes. Il grogne alors quelque chose en direction des femmes à nos côtés et elles ne tardent pas à réagir : le ton suffit à nous faire comprendre qu'il les met à la porte et que les brutes sont là pour aider à débarrasser.

Traînant un à un leurs dizaines de bagages encastrés sur et sous les couchettes, les femmes libèrent le compartiment, piteuses et embarrassées. Le contrôleur supervise d'un oeil autoritaire, les pattes croisées sur son énorme redondance ventrale.

Je me sens mal. Je ne suis plus ni sec ni détaché. Ni exaspéré par quoi que ce soit.
Mais c'est tout de même pire que ce que j'avais imaginé.

dimanche 19 octobre 2008

Pas moyen de s'échapper.

On est plus que quatre à Kathmandou, je vais partir à Pokhara dès que possible.
Je suis encore coincé ici pour un jour, ma caméra est en réparation.

Mais vu notre nombre réduit, on a déménagé dans une chambre plus petite et plus modeste dont la vue est des plus époustouflantes; rien à voir avec les murailles de l'Himalaya accessibles depuis mon lit d'hier.

Himalayas


jeudi 16 octobre 2008

Mes bureaux

Je suis en voyage, je travaille donc sur divers bureaux improvisés et changeants. Des coins rapidement emménagés, le strict nécessaire pour rédiger : un stylo, un cahier et un joueur de guitare.
J'écris surtout le matin, sauf dans les journées de repos où je peux écrire n'importe quand.

Tel que demandé par Alexie, voici donc mes derniers bureaux et leurs différentes vues.
Et tel que le veut la tradition, je passe le relais à api et à Cath!



Éléphant

Y a qu'en Inde qu'on peut se permettre de peindre sur les murs des chambres d'hôtel, transformant les taches en animaux exotiques, la chambre en forêt tropicale.

Histoires ferroviaires 3

Je me réveille à nouveau (tout est question de sommeil ou de réveil dans un train). Nous sommes arrimés à une station. Les chaï-wallahs crient dans le wagon en circulant de compartiment à compartiment, portant leur grosse théière à bout de bras.

Sur le quai comme dans le train, ils ralentissent et se taisent arrivés à notre hauteur. Éberlués, consternés, surtout intéressés par ces trois femmes occidentales innocemment endormies.
Un petit attroupemement se forme devant nos deux fenêtres, constitué principalement de vendeurs de chaï à la traîne. Je leur jette mon regard interrogateur et ils redémarrent d'un pas hésitant, se retournant pour vérifier si je guette toujours.

Le vieil homme déploie ses longs et maigres bras à partir de sa couchette pour me saisir le molet et m'avertir avec des signes en tout genres que Gorakphur approche ou que nous y sommes déjà. Je comprends mal, personne ne parle anglais dans ce train, même le contrôleur s'exprime dans un anglais approximatif.
Cette station ou la prochaine? Il me faut éclaircir la situation avant que le train ne démarre, tout le monde est encore endormi, les bagages encore enchaînés. Je circule dans le wagon en tenant de vérifier et de contre-vérifier les informations, enjambant paquets, valises, bagages et indiens endormis à même le sol. Les indiens n'ont jamais l'air sûrs d'eux-mêmes quand ils dodelinent de la tête et les signes de mains ne sont pas suffisament efficaces pour arriver à quelque certitude.
Malgré le doute, j'accepte le consensus approximatif voulant que Gorakphur soit la prochaine station et soulagé, je rentre à mon compartiment.

Je réveille les autres, prépare mon sac à dos pour la sortie et m'assois sur ma couchette en remerciant le vieil homme pour sa bienveillance.
Les mains pleines de tabac à mâcher qu'il roule et écrase machinalement entre ses paumes, il penche sa tête en guise de reconnaissance.

Histoires ferroviaires 2

J'ouvre les yeux et les images bougent au rythme du ballotement du train. C'est le matin par la fenêtre, un épais brouillard dresse un mur des deux côtés du wagon, le convoi avance dans ce tunnel vaporeux, il navigue dans une mer d'écume en direction d'une destination imperceptible.

Devant la fenêtre, le vieil homme est toujours recroquevillé dans un coin de la couchette où dort sa femme. Je le surprends pendant sa prière, les mains jointes sur le front à psalmodier ce que je crois être des mantras dans la brume de mon réveil.

Sur la couchette au-dessus de lui, deux femmes dorment dans des positions impossibles. La première est grasse, le visage brûlé par le soleil, la peau flasque et les vêtements sales alors que la seconde est petite, les cheveux en tresses, de grosses lunettes rondes reposant sur son petit visage ridé et éfilé.

Mais de là où je suis, les deux femmes partagent le même corps. Emboîtées l'une contre l'autre, je n'arrive pas à distinguer à qui appartient le bouquet de quatre pieds qui dépasse de la couchette. Autour de moi, mes cinq amis dorment profondément, seuls dans leurs couchettes capitonnées de bleu.

Je détourne à nouveau mon regard vers les indiens en face. Je les observe un long moment avant de refermer les yeux sur le brouillard d'un nouveau sommeil.

Histoires ferroviaires 1

Je suis évaché contre mon sac sur le carrelage poussiéreux de la gare ferroviaire de Haridwar. Des écales d'arachides traînent à côté de moi. Je me sens au zoo. Un peu comme au Parc Safari où les animaux sont en liberté. Ou alors comme dans un cirque où je serais l'animal de foire.

Venez! Venez voir l'incroyable géant blanc somnoler sur sa maison-carapace bleue! Ne manquez pas ses amis, le saddhu anglais aux étonnants rastas blonds, le stupéfiant ogre au crâne luisant et les trois langoureuses femmes fumantes légèrement habillées!

Les indiens défilent devant nous comme devant une cage. Ils s'arrêtent et nous dévisagent longuement. La plupart prennent des photos avec leur cellulaire, d'autres ont de véritables appareils et nous demandent de poser en leur compagnie. Certains font comme s'ils étaient devant le Taj Mahal : s'installent debout à côté de nous avec leur famille et sourient pendant qu'un ami les prend en photo.

Parfois un indien jette un regard indécent en direction de Mor, de Sarah ou de Karine, les fixant libidineusement, les mains entre les jambes, en se frottant impunément les parties génitales dans leurs jeans trops serrés. Je les fixe à mon tour droit dans les yeux, fronce les sourcils et ils décampent la queue entre les jambes, honteux d'avoir désiré la femme d'un autre.

Nous sommes des monuments, des curiosités, des animaux étranges, l'objet d'envies perfides et de regards vicieux, de sourires amusés et de rires moqueurs, de sourcils d'incompréhension et de visages indignés.
La gare entière tourne autour de nous, c'est une longue procession, les familles indiennes viennent y terminer leurs vacances après deux semaines de célébrations religieuses. Nous sommes la dernière attraction de leur visite, assis là, simplement à attendre notre train.

Maladresses religieuses

Pour démontrer leur ouverture au monde, les hindous de Baghsu ont décidé de représenter dans la frise de leur temple les quatre principales religions - à leur façon - avec des statues de Brahma, Moïse, Jésus et Mahommet (j'ai pas vu de musulman passer par là, heureusement).

Armitsar

Merci à Sarah pour les photos!


mercredi 8 octobre 2008

Dalaï Lama


Il se dirige vers nous. Le temple entier est plongé dans le silence le plus complet. Plus de mille personnes de toutes nationalités et de toutes confessions gardent le plus respectueux des silences. À genoux, accroupis, en position de vénération, debout et penchés, tous attendent son passage avec une fébrilité qui m'emporte dans son flot d'espérances, de dévotions et d'anxiété.

La procession commence, les gardes du corps armés de fusils mitrailleurs, les quelques chancheux fidèles portant encens et foulards tibétains dans leurs mains, les quelques vieux lamas respectables et respectés et les quelques photographes triés sur le volet défilent devant nous à toute vitesse.

Ils doivent ralentir, le Dalaï Lama prend son temps. Le dos courbé, les yeux vifs derrière ses lunettes à grosses montures, recouvert d'une soutane d'un jaune éclatant, il s'avance lentement, se tourne à gauche et à droite pour regarder les gens dans les yeux et leur offrir un sourire bon enfant.
La foule est fébrile, en extase. Autour de moi, des soupirs, des exclamations, des tremblements et des pleurs. Cette énergie est contagieuse, une intense émotion prend racine dans ma poitrine, j'ai moi aussi envie de pleurer de joie. Je me sens émerveillé, j'ai l'impression de vivre un moment unique et privilégié.

J'oublie l'heure et demie passée à écouter un cours complexe en tibétain.
J'oublie la traduction anglaise boiteuse et obscure.
J'oublie le temps passé à capter la bonne fréquence sur une radio à 100 roupies.
J'oublie mon bras rendu exangue après avoir tenu la radio à bout de bras sans bouger pour éviter les interférences.
J'oublie mes jambes engourdies, étranglées par la foule tout autour de moi.

Cette seule minute aura suffi pour me convaincre de revenir demain.

Retour au camp : Lamayuru - Chilling (Message à Fred)

Retour au point de départ du jour, on tente de faire sécher les tentes et les sacs de couchage. Je mets une bougie au milieu de la mienne, sur une grosse pierre plate, en espérant assécher un peu l'air; c'est pas un fanal mais j'espérais avoir un effet semblable sur quelques heures. 


Repos sous la tente cantine et repas bien mérité. 
On joue aux cartes et je prends un vidéo que j'adresse à Fred.

Salut Fred! Comment ça va?


Jour 3 : Lamayuru - Chilling

Il fait noir au réveil, une épaisse couche de neige humide recouvre la toile de la tente et bloque la lumière du jour.
J'ouvre la porte, une épaisse couche de nuages humide recouvre la vallée et bloque les rayons du soleil.


On m'apporte mon black tea matinal, je le prends en serrant fermement la tasse métallique entre mes doigts engourdis par le froid. Je le bois en enfilant mes souliers et tout ce que je peux trouver pour me garder au chaud.

J'extirpe péniblement mon appareil photo de ma poche, saisis le moment.



Nous déjeunons en vitesse, les nuages de la vallée remontent la montagne et ils sont plus rapides que nous. Le ciel s'y couvre à nouveau et Dawa craint une nouvelle tempête qui bloquerait définitivement le col.

Nous entamons l'ascension, je prends mes premières et dernières images de la journée.
Une heure plus tard je serai entré en mode conservation, un pas un souffle, à tenter de ne pas glisser et tomber 200 mètres plus bas, à me motiver de continuer, à apercevoir de moins en moins loin devant moi au milieu de la tempête.


Nous abandonnerons à 100 mètres de l'objectif, le col est infranchissable. Le muletier revient dépité après avoir perdu une mule de l'autre côté de la montagne, on ne veut pas subir le même sort.
À ce stade, on voit les premières crises de panique, certains en sont proches.
Moi je commence à halluciner, la fatigue après 5 heures de marche en terrain difficile ou l'altitude à 4800 mètres me rend un peu débile.

J'oublie les écouteurs dans mes oreilles (j'avais quelques heures auparavant pensé que la musique pourrait me motiver) et je confonds le son au début de Dark Side of the Moon avec un hélicoptère qui viendrait nous sauver. Je vois des biscuits dans les cailloux au sol et j'ai envie de les manger. Je ris pour rien, seul.


Jour 2 : Lamayuru - Chilling


Journée de marche jusqu'au camp de base de notre prochain col. Des villages et des vallées verdoyantes surtout, de l'herbe sur laquelle se reposer. Une longue route parfois terreuse, parfois asphaltée (ou ce qui reste d'asphalte), une ascension de 800 mètres en tout pour se retrouver à 4200 mètres et y passer la nuit.

Mais avant, quelques heures de repos sur le bord de la rivière dans le petit village de Wanla. Se croire au paradis en faisant planer des roches sur l'eau après la sieste, tremper ses pieds dans l'eau cristaline mais glaciale, regarder les animaux qui déambulent et les fermiers qui font les récoltes tout en admirant le monastère qui surplombe la vallée.


Jour 1 : Lamayuru - Chilling

L'ascension mène au Prinkti La, premier col du trek, à 3750 mètres d'altitude. On se trouve encore dans le Moon Land et ses paysages arides. On se promène au milieu de la rocaille, frôlant les montagnes qui s'éffritent au toucher, se faufilant dans des petites gorges étroites, entouré de ce mille-feuilles géologique géant.




mardi 23 septembre 2008

Dinasour Museum

"Never before a mankind ever achieved such magnificent informative and enjoyable museum experience"
- Will


Nous sortons peinards du Club House de Old Manali où nous avons joué au ping-pong dans une salle privée recouverte de boiseries, des murs au plafond. On pouvait aisément imaginer de riches anglais à moustache, buvant du whisky aux fenêtres, observant les dames à ombrelles dans le jardin et discutant des problèmes coloniaux.

Les temps ont changé, l'endroit est devenu un paradis pour les familles indiennes nanties et pour les touristes indiens en vacances. Au programme : de ping pong, jeux-vidéos, tennis, go-kart, salles de billard, badminton, trampoline et tables de carrom.

Dans le jardin, c'est un royaume merveilleux.
Une vieille grosse bonne femme, vêtue d'habits traditionnels, foulard sur la tête, lapin angora dans les mains attend avec un air suspicieux et intéressé. On la croirait tout droit sortie d'Alice au pays des merveilles. Elle nous dévisage et c'est pas clair, j'imagine qu'elle attend qu'on la prenne en photo pour nous soutirer quelques roupies.
Reste que si le lapin blanc à longs poils nous fait rigoler, on a pas envie deux secondes de sortir nos caméras. On reste là, quelques minutes, à se regarder avec des sourires niais d'incompréhension.
Arrive un moment où la bonne femme se tanne de voir qu'on va pas consommer les images idylliques de lapins blancs dans la forêt enchantée, elle se rapproche de nous. Elle ressemble maintenant à une vieille sorcière qui offre des gâteries aux enfants pour les manger plus gras. Dans ce cas-ci, c'est offert à demi-voix et les bonbons en questions se déclinent en une longue et vaste énumération de drogues disponibles (probablement enfouies profondément quelque part dans son soutien-gorge).


Pensant avoir vu ce que Old Manali pouvait nous offrir de plus surréaliste avec la vieille femme au lapin blanc à poils longs tout mignon dans le jardin d'enfants qui amuse les familles indiennes et qui fait vendeuse de drogues, on s'attendait pas à tomber devant l'attraction la plus sensationnelle d'Old Manali.
Une affiche format géant placardée devant un chapiteau.


Quand on vous promet une bataille épique entre un dinosaure et King Kong, un affrontement sanglant entre un dinosaure et un dragon, un cage d'horreur et encore une horreur, on y pense pas deux fois, peu importe le prix, on achète un ticket. Pour 50 roupies (1,25$), ça en valait tellement la peine qu'on y est allés deux fois.
Des gros dinosaures en carton, de gros dinosaures mécaniques, des arrière-scènes ridicules (combinez une photo de plage avec des touristes bedonnants et un dinosaure), des affiches informatives sur l'histoire des dinosaures et les différents types représentés, un dinosaure qui se bat contre un dragon sur fond de musique techno indienne, un dinosaure qui sourit en attaquant des king kongs, des personnages étranges qui continuent de danser sur la musique même si on est plus là et qu'ils sont seuls, une frousse pas croyable : une visite couper le souffle.
En sortant de là, on en a parlé à tellement de touristes que les ventes de billets ont probablement dû exploser dans les jours suivants.





lundi 22 septembre 2008

Apocalypse

Assis autour du tandoori, sur de longs et larges coussins, la pluie drue et inlassable en bruit de fond, nous rêvons, las et découragés. Blaguant tantôt sur les poissons qui flotteront de l'autre côté de la fenêtre, tantôt sur notre descente de la montagne à la nage en speedo. On demande au serveur si à tout hasard il a arrêté de pleuvoir, on imagine qu'il s'agit d'un déluge, qu'il faudra construire une arche où mettre les trente chiens, quarante vaches et douze chevaux de l'endroit.

Les visions apocalyptiques se sont avérées vraies. Après trois jours d'attente, nous avons décidé de partir quand même Khirganga, au milieu d'une pluie tout aussi forte et battante qu'au premier jour.

Les chemins parfois très étroits contournent les montagnes et descendent dans la vallée jusqu'aux villages où des routes carrossables peuvent nous ramener jusqu'à Kasol.
Mais après trois jours de pluie, la géographie d'une vallée et de ses montagnes change complètement. L'eau doit se déverser dans la rivière entraînant des glissements de terrains et éboulis qui détruisent ou qui bloquent les routes. La rivière elle-même, nourrie de toutes parts par des torrents et des chutes d'eau, se montre dévorante et débordante. Le ruissellement de l'eau transforme la terre en boue jusqu'à l'effondrement.

Nous n'avions pas réalisé le danger avant de partir, sachant que la route serait difficile mais pas que l'on y risquerait nos vies.

Je me suis enfoncé jusqu'aux genoux dans une mare de boue, cherchant quelque bûche ou pierre comme bouée, pour réaliser que j'étais au milieu d'un lac boueux, qu'il n'y avait plus rien de solide sous mes pieds et que tout était uniquement retenu par deux arbres pouvant céder à tout moment. Il me fallait rejoindre ce qu'il restait du chemin sans me soucier de rester à la surface ou de m'enliser davantage.

Je me suis immergé jusqu'au ventre dans l'eau glaciale d'un torrent dont le fond est caché par l'écume, cherchant à tâtons une pierre où poser mon pied, regardant deux cent mètres plus bas la chute se déverser dans la rivière déchaînée, pensant que perdre équilibre m'entraînerait assurément vers l'aucune chance de survie.

Deux autres torrents ont croisé notre route mais il n'était plus question de faire demi-tour.
Nous avons donc continué, alternant chemins éffondrés, passages boueux et chutes d'eau violentes.
Marchant parfois là où on se sent plus en sécurité avant d'entendre la montagne trembler, en voir des pans entiers s'écrouler, entraînant avec eux des sapins centenaires jusque dans la rivière.
Regarder derrière nous, étourdis par le bruit sourd de roches gigantesques qui dévalent la montagne pour s'effondrer sur le chemin que nous venons d'emprunter.
Sentir un peu que c'est la fin du monde, que tout s'affaisse, que tout se détruit et que l'omniprésent grondement des montagnes résonne comme un tremblement de terre perpétuel.

Décidémment, les treks ne me réussissent pas jusqu'à maintenant.


dimanche 21 septembre 2008

Sur la route de Khirganga, j'ai rencontré Mowgli.

Des cheveux bruns épars aux reflets cendrés.
La peau mate et foncée, aussi brune que ses cheveux.
Des haillons blancs en guise de sous vêtements, lui découvrant les fesses et de longues jambes en échasses.
Deux bracelets en racines autour du bras et de la cuisse.
Un pieu métallique dans la main droite, une minuscule besace sur l'épaule gauche.
Quelques couvertures en guise de bagages.

Il a dix-huit ans mais il en fait quinze. Il voyage avec son frère, plus vieux et barbu, recouvert de cendres, de draps oranges, un bâton à la main.
Ils sont saddhus, voyagent pieds nus, de lieu saint en lieu saint, en mendiant leur pitance et en fumant le charras.

Ils effectuaient eux aussi leur ascension vers Khriganga. Le plus vieux montait d'un pas lent et nous l'avons dépassé aisément. Le plus jeune montait littéralement en courant et en sautillant de roche en roche puis attendait son frère plus haut, accroupi sur une grosse pierre.
Nous l'avons observé à la hauteur d'un arbre saint, toujours accroupi sur une pierre, préparant le chillum (pipe), mélangeant le tabac avec le charras.
Il m'observe à son tour avec ce regard d'enfant sauvage derrière de grands yeux noirs.
Il m'affiche un énorme sourire et comme à chaque fois qu'il me dépasse sur le chemin ou que l'on se croise, il me répète les mêmes mots, incantations, bénédictions ou moqueries.

Son frère arrive enfin. De manière rituelle, il écarte les dizaines de tissus accrochés aux branches de l'arbre et fait sonner une cloche. Ils s'assoient tous deux côte-à-côte, regardent l'autre versant de la montagne, s'échangent quelques mots en gardant leur regard à la fois perçant et apaisé.
Le vieil homme se lève lentement, saisit le chillum, la tend à son jeune frère et l'allume par le haut en se dressant devant lui.
L'arbre sacré enveloppe les deux saddhus de ses branches tordues, l'homme debout devant le gamin qui, à gorge déployée, accroupi à ses pieds, inhale à pleins poumons la fumée de la combustion. La flamme intense de l'allumette brille encore entre les doigts du vieux saddhu alors qu'un nuage grisâtre flotte un moment entre les têtes des deux hommes. Il porte à son tour la pipe à ses lèvres, elle brille comme un charbon ardent à chaque inspiration. L'épaisse fumée s'échappe de sa bouche et de ses narines pour se perdre entre les broussailles qui nous entourent.
La cloche sonne encore une fois, c'est le vent.

Ils doivent vivre une expérience mystique particulièrement intense.
Ils restent là de longues minutes sans bouger ni parler avant que le jeune frère ne nettoie la pipe et ne la range dans sa petite besace.
Ils repartent ensuite, l'un à la course, l'autre à la marche. L'un avec son pieu, l'autre avec son bâton.
L'un choisira un endroit propice quelques minutes plus tard et l'autre recommencera le rituel.

samedi 20 septembre 2008

Déluge

Je suis noyé sous la pluie, enlisé dans la boue et évadé devant un tandoori.
Je suis prisonnier de la station thermale de Khirganga, survivant à trois jours de pluie qui n'arrête jamais.
Le village est uniquement composé de cabanes de bois alignées autour d'un axe principal boueux et descendant (ou montant selon la perspective). Au sommet, les bains, tempérés à partir de l'eau des sources chaudes et de celles de la pluie ou de la rivière. On s'y lave et on s'y repose. Il n'y a rien d'autre à faire. Après quatre heures de marche en montagne pour s'y rendre, on est particulièrement heureux de s'y reposer. Après trois jours de pluies diluviennes (il a tombé des clous tout le long), on s'y repose par dépit. C'est ça ou le tandoori.

On aurait voulu redescendre mais c'est trop boueux, de nouvelles chutes apparaissent à tous les jours, l'eau en surplus doit bien redescendre de la montagne à quelque part. Elle s'invente de nouveaux chemins.

Seule option, attendre. Je reste là, longuement submergé dans l'eau naturellement chaude, presque brûlante, à regarder les nuages passer devant moi, à la hauteur de mes yeux. Ils courent se perdre et se déverser au creux des montagnes, voilant un moment le torrent qui dévale les pentes escarpées et découvrant ensuite ces sapins énormes qui, à des hauteurs vertigineuses, peinent de leurs racines à garder le sol boueux en un seul et unique morceau.

C'est ce que j'aurai à affronter en partant d'ici.
Pour le moment, je reste au chaud devant mon tandoori.

dimanche 14 septembre 2008

Vers Manali

Je me remets en ce moment d'un dur trajet de 20 heures en minibus entre la ville de Leh au Ladakh et la ville de Manali en Himachal Pradesh.

Une distance de 400 quelques kilomètres sépare les deux villes mais la route montagneuse est tellement mauvaise qu'on s'arrête à toutes les heures pour un problème quelconque. Que ce soit un bus coincé ou un changement de pneu, sans compter les divers pots-de-vin aux policiers pour pas qu'ils fouillent les bagages un par un, on s'arrête tous le temps. Parfois pour rien, caprice du chauffeur et de son compagnon qui savent pas vivre, qui mettent de la musique hindi forte pendant 20 heures, qui fument la cigarette comme bon leur semble et qui gardent leur fenêtre ouverte alors qu'il fait moins de 10 degrés celcius dehors (j'avais pas de thermomètre mais je serais pas surpris que ce soit descendu sous zéro).

J'ai eu froid comme jamais pendant la nuit en traversant les cols à 5000 mètres, incapable de dormir, dans une position inconfortable, asphyxié par la poussière de la route qui entre par les fenêtres ouvertes ou entrouvertes des conducteurs. J'ai jamais eu aussi hâte de voir le soleil, je comptais les heures, les minutes et les secondes!

Heureusement qu'il y a eu ce gamin ladakhi de quatre ou cinq ans qui est venu dormir sur mes genoux pendant trois bonnes heures. Ça m'a remonté le moral, ça passe le temps, je me sentais comme une babysitter et puis ça fait une bonne couverture.

Likir et Lamayuru

Deux monastères à l'ouest de Leh, des paysages sublimes pour s'y rendre et un TATA! Les images de Lamayuru datent de mon second passage dans ce monastère. Au premier passage, la fois de la puja à 5 heures du matin, les piles de mon appareil étaient à plat. Sur la vidéo on peut voir deux jeunes moines qui jouent de la petite trompette sur le toit du monastère, je n'ai pas pu saisir le son des grandes trompettes de plusieurs mètres.











La vidéo va suivre (trop long à télécharger, je dois trouver un moyen de la compresser).

Pangong Tso

Un lac à 4250 mètres d'altitude, long de 100 km, qui s'étend de l'Inde jusqu'à la Chine.
J'y ai dormi sous la tente et mangé chez une famille ladakhie. Le village possède tout au
plus une quinzaine de maisons plus ou moins rudimentaires. L'été, une multitude de touristes viennent admirer le lac et se reposer sur ses rives. L'hiver, le village est totalement coupé du monde.

Dans la cuisine (qui est en fait la pièce principale de la maison et qui fait aussi office de salon, de salle à manger et parfois de chambre), ils possèdent une télé qu'ils font fonctionner l'hiver à l'énergie solaire. Ils ont aussi quelques bandes dessinées de Tintin (au Tibet). C'est aussi l'endroit où le village se réunit l'hiver et où ils font ce qu'ils peuvent pour passer le temps.