vendredi 28 novembre 2008

Elephant Man

Trois heures d'attente avant sept heures de train, après neuf de bus, trois de jeep et une de cyclo-rickshaw, je m'écrase sur le quai de Gorakphur Jonction, résistant à la tentation de carrément m'étaler sur les dalles encrassées.

Les voyageurs indiens sont, eux, étendus de tout leur long, recouverts des pieds à la tête de draps multicolores, momifiés autour de moi, ressemblant en tout point aux corps réellement morts que je verrai le lendemain déambuler dans les ruelles de Varanasi. À défaut d'avoir l'équipement nécessaire pour passer inaperçu sous un drap, je m'appuie contre mon sac à dos et reprend la lecture de cette pénible version du Mahabharata.

Je n'ai pas le temps de finir ma page que déjà deux indiens se postent debout devant moi pour me fixer béatement comme si j'avais une trompe ou quelque autre malformation spectaculaire.
Je feins d'ignorer leur présence mais leur curiosité l'emporte sur leur gêne (c'est généralement ce qui se produit).

"Hello sir!"
Dodelinement de tête.

Son anglais est étonnament correct. Il demande bientôt s'il peut s'assoir après avoir échangé les formalités d'ouerariufrom et d'ouatsiurnaim; je vois bien qu'il est uniquement intéressé à avoir une conversation pour pratiquer son anglais.

C'est un gringalet moustachu de dix-neuf ans venu d'Allahabad pour passer un examen d'admission dans la Indo-tibetan border Police Force. L'autre, c'est son cousin, qui ne parle pas un mot d'anglais, qui ressemble à la version indienne d'un joueur de football américain et qui fait du saut en longueur dans l'Uttar Pradesh.
Arun me montre ses bulletins d'école secondaire, on s'échange des photos passeport, on discute d'Obama (c'était une de ses questions d'examens avec le nom de la capitale de la France), il me montre ses cahiers d'école, on parle du Canada, de l'Inde, du Brésil et du monde entier.

"You have good looking!"

Souvent j'ai l'impression que les indiens ont des tendances homosexuelles vu leur façon de se tenir par la main et se caresser dans la rue, puis vu leur façon de complimenter les touristes mâles sur leur allure. On me dit d'ailleurs souvent que je serais beau avec moustache et que je devrais me la laisser germer, je réponds généralement que je suis pas capable mais que j'aimerais bien.
Arun me parle donc de moustache, on s'échange nos courriels et je réalise que nous discutons déjà depuis plus d'une heure, ses connaissances générales permettent d'avoir une conversation d'égal à égal sans que je ne me sente à dix milles lieues de sa réalité.

Puis après avoir regardé ma montre, je regarde autour de moi, ce qui n'était quelques minutes auparavant que quelques curieux badauds ralentissant et scrutant le dialogue indo-canadien s'est transformé en une foule compacte d'hommes qui nous fixent avec leurs yeux globuleux et exhorbités, complètement omnubilés par le spectacle. Ils sont une trentaine, certains se sont assis derrière moi, les autres forment un mur autour de nous. Ils commencent bientôt à jouer du coude pour les meilleurs places.
Je suis intimidé, parfois la curiosité et la fascination deviennent agressantes. Je surveille maintenant constamment mes bagages par précaution, je suis loin de la conversation initialement détendue.

Arun me demande d'autographier son livre d'école et des dizaines de têtes se penchent vers le cachier, derrière mes épaules, devant mes mains et au-dessus de ma tête. Ça y est, ils ont crevé ma bulle. Je commence à me demander comment ça va se terminer.

C'est à ce moment là que des agents de police se pointent en faisant claquer leurs bâtons de bambou et en criant à la foule de dégager. Tout le monde se disperse rapidement, un train arrive dans la minute, Arun se lève, me dit à la hâte qu'il doit réserver un siège et part en courant chercher une fenêtre ouverte par où faire entrer son cartable pendant que tout le monde se rue vers les portes.

Je me retrouve à nouveau seul, mon interminable livre entre les mains.

1 commentaire:

api a dit...

Imberbe, ça se dit comment en anglais?
Hahah!

Contente de te lire à nouveau!

Mais moi je suis pas d'accord pour la moustache.