lundi 27 octobre 2008
Pokhara et Sarangkhot
Histoires ferroviaires 1.5
Surtaxes, manoeuvres douteuses et backshish m'avaient valu les billets que je serrais entre les dents, traversant un à un les compartiments du wagon et me frayant un chemin dans une épaisse mélasse humaine qui progresse moins vite qu'elle ne sue et pue.
Un quart de pas à la fois, la foule se traîne dans un mouvement irrégulier. Au rythme d'une respiration haletante, les gens se heurtent et se frottent les uns aux autres, au mépris des pudeurs et des conventions. L'ensemble des individualités mène à un chaos collectif ingérable et inefficace. L'homme en kurta décide de s'arrêter quand il juge avoir trouvé un coin propice au repos. La dame au sari violet traîne sa fillette par le bras et se retourne pour crier quelque indication à son moustachu d'époux qui attend au milieu de chemin, se reposant quelques secondes sur la grosse malle métallique qui renferme le buttin familial. L'indien à cravate est pressé, il déboule, essaie de pousser les gens autour de lui mais le mur est compact. Un gamin s'aggripe au plafond et traverse le compartiment en sautant d'une couchette à l'autre, passant au dessus de nos têtes. Une cinquantaine d'autres personnes entrecroisent ainsi leurs destins dans un lent pélerinage jusqu'au fond du wagon. On a vu pire en Inde mais l'espace est limité et la masse humaine est comprimée dans des couloirs étroits et encombrés. La plupart des gens s'arrêtent complètement et patientent, ne s'attendant d'ailleurs pas à trouver d'endroit où se poser plus loin, ils abandonnent en désespoir de cause leur sens décisionnel pour se laisser porter par le courant. Mais il n'y a pas de vent, juste quelques ventilateurs qui recyclent un air chaud et humide dans un rot blafard. Bientôt, la foule ne navigue plus, elle s'imagine peut-être avancer d'elle-même vers le fond quand le train bougera dans l'autre direction.
La peuplade des sans-papiers reste donc prostrée là, n'ayant simplement pas de meilleur endroit où aller, les uns contre les autres, les uns sur les autres, dans l'espoir que leur nombre suffise à décourager les officiels et contrôleurs de passer à la vérification des tickets. Les plus chanceux squattent des couchettes à six, les moins chanceux s'entassent par dizaines dans le couloir central ou aux portes nauséabondes des toilettes entre deux wagons.
Je traverse la foule comme on traverse la Mer Rouge et j'aboutis finalement dans notre compartiment pour y découvrir, sans surprise, que quatre générations de femmes s'y empilent déjà et traînent avec elles suffisamment de bagages pour meubler une maison.
"Ticket?"
J'emploie un ton sec et détaché, exaspéré par l'ampleur de la tâche qui nous attendait, m'imaginant déjà tenter d'entrer à six avec nos bagages dans l'endroit déjà surchargé et d'y sortir avec les sacs, malles, valises et paquets des matriarches.
La plus grosse des femmes se fait porte-parole du groupe et débite dans un tempo furieux une pléthore de phrases en hindi dont je ne saisis pas le moindre mot.
"Yes! But where's your ticket?"
Je me fais mime, pointant mon billet dans des mouvements amples et grossiers, surarticulant comme si ça pouvait l'aider à me comprendre, me pointant à nouveau moi et les autres derrière moi puis tapant la couchette comme un abruti d'homme des cavernes.
Rien n'y fait, la femme ondule encore quelques sons haut perchés avant de se rasseoir dans un coin de la couchette, repliant son sari délavé comme si elle se renfermait sur elle-même, plongeant dans une torpeur qu'il me semble inutile de déranger.
Un contrôleur entre dans le wagon, il a le visage d'un soldat russe qui débarque au front à Stalingrad. Je l'accroche au passage, lui exhibe mon billet et lui demande de faire son boulot de manière expéditive. L'homme est débordé, au bord de la crise de nerfs, perdant pied à tout moment, le visage déconfit. Sans me regarder dans les yeux, il me fait un signe circulatoire de la main : j'en entends qu'il va repasser. Pour l'instant, il se défile presque content de regagner son couloir de la mort, me laissant seul, debout, hébété et sans armes.
Les femmes s'empilent encore davantage, creusant dans les couchettes des espaces assez larges pour l'une de mes fesses. Nous restons donc de longues minutes à demi-assis, nos sacs sur les genoux, dans l'attente du nouveau développement à cohabiter avec ceux que nous voulions chasser. Assises sur leurs grands-mères, les fillettes devant moi sont enragées. Elles me jettent des regards odieux, me reprochant de nuire à leur famille, de troubler leur paix et leur confort, me maudissant avec toute leur rancoeur d'enfants.
Un nouveau contrôleur se pointe bientôt, cette fois avec l'assurance d'un boeuf. Il est suivi de quelques hommes, des brutes dont il doit être le patron. C'est un mastodonte, quelque part entre l'hippopotame et l'éléphant, on se demande comment il peut bien circuler dans le train surpeuplé. Puis on comprend l'utilité des brutes, elles servent à ouvrir le chemin. Aggripant le registre des passagers dans ses doigts monstrueux, il penche sa large gueule pour y poser ses yeux creux aux poches noires et profondes. Il grogne alors quelque chose en direction des femmes à nos côtés et elles ne tardent pas à réagir : le ton suffit à nous faire comprendre qu'il les met à la porte et que les brutes sont là pour aider à débarrasser.
Traînant un à un leurs dizaines de bagages encastrés sur et sous les couchettes, les femmes libèrent le compartiment, piteuses et embarrassées. Le contrôleur supervise d'un oeil autoritaire, les pattes croisées sur son énorme redondance ventrale.
Je me sens mal. Je ne suis plus ni sec ni détaché. Ni exaspéré par quoi que ce soit.
Mais c'est tout de même pire que ce que j'avais imaginé.
dimanche 19 octobre 2008
Pas moyen de s'échapper.
On est plus que quatre à Kathmandou, je vais partir à Pokhara dès que possible.
Je suis encore coincé ici pour un jour, ma caméra est en réparation.
Mais vu notre nombre réduit, on a déménagé dans une chambre plus petite et plus modeste dont la vue est des plus époustouflantes; rien à voir avec les murailles de l'Himalaya accessibles depuis mon lit d'hier.
jeudi 16 octobre 2008
Mes bureaux
Je suis en voyage, je travaille donc sur divers bureaux improvisés et changeants. Des coins rapidement emménagés, le strict nécessaire pour rédiger : un stylo, un cahier et un joueur de guitare.
J'écris surtout le matin, sauf dans les journées de repos où je peux écrire n'importe quand.
Tel que demandé par Alexie, voici donc mes derniers bureaux et leurs différentes vues.
Et tel que le veut la tradition, je passe le relais à api et à Cath!
Éléphant
Histoires ferroviaires 3
Je me réveille à nouveau (tout est question de sommeil ou de réveil dans un train). Nous sommes arrimés à une station. Les chaï-wallahs crient dans le wagon en circulant de compartiment à compartiment, portant leur grosse théière à bout de bras.
Sur le quai comme dans le train, ils ralentissent et se taisent arrivés à notre hauteur. Éberlués, consternés, surtout intéressés par ces trois femmes occidentales innocemment endormies.
Un petit attroupemement se forme devant nos deux fenêtres, constitué principalement de vendeurs de chaï à la traîne. Je leur jette mon regard interrogateur et ils redémarrent d'un pas hésitant, se retournant pour vérifier si je guette toujours.
Le vieil homme déploie ses longs et maigres bras à partir de sa couchette pour me saisir le molet et m'avertir avec des signes en tout genres que Gorakphur approche ou que nous y sommes déjà. Je comprends mal, personne ne parle anglais dans ce train, même le contrôleur s'exprime dans un anglais approximatif.
Cette station ou la prochaine? Il me faut éclaircir la situation avant que le train ne démarre, tout le monde est encore endormi, les bagages encore enchaînés. Je circule dans le wagon en tenant de vérifier et de contre-vérifier les informations, enjambant paquets, valises, bagages et indiens endormis à même le sol. Les indiens n'ont jamais l'air sûrs d'eux-mêmes quand ils dodelinent de la tête et les signes de mains ne sont pas suffisament efficaces pour arriver à quelque certitude.
Malgré le doute, j'accepte le consensus approximatif voulant que Gorakphur soit la prochaine station et soulagé, je rentre à mon compartiment.
Je réveille les autres, prépare mon sac à dos pour la sortie et m'assois sur ma couchette en remerciant le vieil homme pour sa bienveillance.
Les mains pleines de tabac à mâcher qu'il roule et écrase machinalement entre ses paumes, il penche sa tête en guise de reconnaissance.
Histoires ferroviaires 2
J'ouvre les yeux et les images bougent au rythme du ballotement du train. C'est le matin par la fenêtre, un épais brouillard dresse un mur des deux côtés du wagon, le convoi avance dans ce tunnel vaporeux, il navigue dans une mer d'écume en direction d'une destination imperceptible.
Devant la fenêtre, le vieil homme est toujours recroquevillé dans un coin de la couchette où dort sa femme. Je le surprends pendant sa prière, les mains jointes sur le front à psalmodier ce que je crois être des mantras dans la brume de mon réveil.
Sur la couchette au-dessus de lui, deux femmes dorment dans des positions impossibles. La première est grasse, le visage brûlé par le soleil, la peau flasque et les vêtements sales alors que la seconde est petite, les cheveux en tresses, de grosses lunettes rondes reposant sur son petit visage ridé et éfilé.
Mais de là où je suis, les deux femmes partagent le même corps. Emboîtées l'une contre l'autre, je n'arrive pas à distinguer à qui appartient le bouquet de quatre pieds qui dépasse de la couchette. Autour de moi, mes cinq amis dorment profondément, seuls dans leurs couchettes capitonnées de bleu.
Je détourne à nouveau mon regard vers les indiens en face. Je les observe un long moment avant de refermer les yeux sur le brouillard d'un nouveau sommeil.
Histoires ferroviaires 1
Je suis évaché contre mon sac sur le carrelage poussiéreux de la gare ferroviaire de Haridwar. Des écales d'arachides traînent à côté de moi. Je me sens au zoo. Un peu comme au Parc Safari où les animaux sont en liberté. Ou alors comme dans un cirque où je serais l'animal de foire.
Venez! Venez voir l'incroyable géant blanc somnoler sur sa maison-carapace bleue! Ne manquez pas ses amis, le saddhu anglais aux étonnants rastas blonds, le stupéfiant ogre au crâne luisant et les trois langoureuses femmes fumantes légèrement habillées!
Les indiens défilent devant nous comme devant une cage. Ils s'arrêtent et nous dévisagent longuement. La plupart prennent des photos avec leur cellulaire, d'autres ont de véritables appareils et nous demandent de poser en leur compagnie. Certains font comme s'ils étaient devant le Taj Mahal : s'installent debout à côté de nous avec leur famille et sourient pendant qu'un ami les prend en photo.
Parfois un indien jette un regard indécent en direction de Mor, de Sarah ou de Karine, les fixant libidineusement, les mains entre les jambes, en se frottant impunément les parties génitales dans leurs jeans trops serrés. Je les fixe à mon tour droit dans les yeux, fronce les sourcils et ils décampent la queue entre les jambes, honteux d'avoir désiré la femme d'un autre.
Nous sommes des monuments, des curiosités, des animaux étranges, l'objet d'envies perfides et de regards vicieux, de sourires amusés et de rires moqueurs, de sourcils d'incompréhension et de visages indignés.
La gare entière tourne autour de nous, c'est une longue procession, les familles indiennes viennent y terminer leurs vacances après deux semaines de célébrations religieuses. Nous sommes la dernière attraction de leur visite, assis là, simplement à attendre notre train.
Maladresses religieuses
Pour démontrer leur ouverture au monde, les hindous de Baghsu ont décidé de représenter dans la frise de leur temple les quatre principales religions - à leur façon - avec des statues de Brahma, Moïse, Jésus et Mahommet (j'ai pas vu de musulman passer par là, heureusement).
mercredi 8 octobre 2008
Dalaï Lama
Retour au camp : Lamayuru - Chilling (Message à Fred)
Retour au point de départ du jour, on tente de faire sécher les tentes et les sacs de couchage. Je mets une bougie au milieu de la mienne, sur une grosse pierre plate, en espérant assécher un peu l'air; c'est pas un fanal mais j'espérais avoir un effet semblable sur quelques heures.
Jour 3 : Lamayuru - Chilling
Il fait noir au réveil, une épaisse couche de neige humide recouvre la toile de la tente et bloque la lumière du jour.
J'ouvre la porte, une épaisse couche de nuages humide recouvre la vallée et bloque les rayons du soleil.
Jour 2 : Lamayuru - Chilling
Jour 1 : Lamayuru - Chilling
L'ascension mène au Prinkti La, premier col du trek, à 3750 mètres d'altitude. On se trouve encore dans le Moon Land et ses paysages arides. On se promène au milieu de la rocaille, frôlant les montagnes qui s'éffritent au toucher, se faufilant dans des petites gorges étroites, entouré de ce mille-feuilles géologique géant.