jeudi 11 décembre 2008

Sur l'autre rive

Je me suis laissé engloutir dans les eaux de son Gange, les orteils enlisés dans sa vase gluante. Je m'attends à tout moment à ce qu'un cadavre porté par le courant heurte mon corps immergé.

La barque flotte à mes côtés, Aviscar et Ashutosh se dressent sur la proue et rient comme des enfants, ce qu'ils sont à moitié. Le soleil couchant enflamme les perles d'eau sur leurs peaux dorées et brûle le Gange sous des reflets orangés.
Je submerge mon visage à la hauteur des yeux, un tapis de feu s'étend jusqu'aux ghats de l'autre côté. Lavage des vaches, crémations, ablutions, bains, lessives, parties de cricket, chaï-wallahs et marchands ambulants de tout genre s'y activent en permanence sur la pellicule perpétuelle d'un film sans fin. Des touristes s'esquissent en surimpression et s'effacent aussi rapidement qu'ils sont arrivés.

Je me sens fondre dans ce film, m'imprimant depuis quelques jours dans une pièce d'éternité. Le sentiment de troquer un peu ma condition éphémère de voyageur pour celle plus fusionnelle du quotidien des indiens qui y vivent. Je me sens rester, je vois les ghats comme quelqu'un qui y habite, je sens le Gange sur ma peau et je me laisse porter par son cours lent et placide.

Aviscar et Ashutosh m'extirpent de ma contemplation et se jettent à l'eau, je plonge à mon tour pour ressortir quelques mètres plus loin, tourné cette fois-ci vers la berge la plus proche. La plage est animée, des musiciens jouent trompettes et tambours, des gens dansent et chantent pendant que les deux mariés effectuent à genoux leurs activités rituelles sur le bord de l'eau. Leurs paniers fleuris d'offrandes flotteront bientôt en direction d'un squelette bovin qui repose sur la même rive et rejoindront plus tard un troupeau de vaches énormes qui prennent leur bain non loin de là.

Moments d'incompréhension #5

Quand ce pays hypermachiste où l'on compte plus de chiens que de femmes dans les rues accepte naturellement cinq travestis maniérés aux saris flamboyants qui débarquent dans le train en faisant claquer des billets de dix roupies entre leurs doigts avec l'air de dire de leur face empourprée que je leur en dois quelques uns.

lundi 1 décembre 2008

Manikarnika

Serpentant les ruelles étroites et tortueuses de la vieille ville, je me heurte à une vache blanche et obèse qui bloque le passage. Elle me regarde avec l'air placide de quelqu'un qui mâchouille des ordures particulièrement peu savoureuses, me faisant comprendre qu'elle n'entend pas bouger avant la fin de son repas.

Au détour, un mort enveloppé dans des draps dorés et colorés arrive à toute vitesse derrière sur un brancard trasporté par des hors castes qui psalmondient quelque incantation. Il me fait comprendre qu'il entend arriver sur les ghats avant moi - pressé comme il est de se reposer sur son bûcher - et que je devrais me presser contre un mur pour qu'il me passe sous le nez.

Joignant le cortège jusqu'à Manikarnika, je m'engouffre avec lui sous une arche en pierre vers le crépitement sourd des bûchers incendiés.
Il pleut des cendres, la ville se déverse dans le Gange, l'espace s'ouvre devant moi, une amplitude vertigineuse, un horizon infini qui contraste de façon troublante avec le labyrinthe étouffant de la ville, un sentiment de libération intense. Les ghats ceinturent le fleuve sur une large esplanade où des escaliers conduisent à l'eau, les bâtiments qui bordent les ghats sont d'une richesse vétuste, temples, palais, niches royales et observatoires pris d'assaut par la population miséreuse. Le spectre de cette opulence en ruines donne l'impression d'une ville arrêtée dans le temps, figée mais toujours vivante dans son époque médiévale.
Sur l'autre rive, une vaste pleine sableuse large de plusieurs kilomètres à laquelle le Gange a donné naissance en se retirant après la mousson.

Devant moi, des bûchers éparpillés consument des corps humains, des brahmanes de blanc vêtus accompagnent les familles dans la cérémonie qui conduit le défunt dans les eaux sacrées du Gange, puis le feu éternel dans les mains de celui qui allumera les pailles, les bois et les draps recouvrant le mort couché sur son lit de bois.
Une plage de cendres et de tissus brillants brodés de fils dorés recouvre les escaliers du ghat et conduit jusqu'aux berges du fleuve paisible où de larges barques flottent, lourdement chargées de gigantesques piles de bois.
Des ouvriers hors castes armés de longues tiges en bambou replacent les bûches et les membres disloqués d'un cadavre qui se sont écroulés. Au prix de contorsions interminables, l'homme arrive à redresser la jambe à moitié calcinée jusqu'au cendre du bûcher.
Un gros homme qui a pris son bain et fait ses ablutions dans le fleuve à quelques mètres de là s'approche en sous-vêtements pour tendre une longue tunique blanche au bout de ses bras devant la chaleur ardente et asséchante des flammes.

Le mort ne semble pas dérangé par toute cette agitation, son crâne noir continue de pointer vers le ciel où des dizaines de cerf-volants virevoltent au milieu des nuées d'oiseaux.

vendredi 28 novembre 2008

Moments d'incompréhension #4

Discussion avec un musulman cachemiri qui ressemble à Borat, dans un bus népalais en direction de la frontière indienne :

"In Canada, men and women MmmmMmmMmMmm before marriage?"

"They what???"

"Euhmm, euh, hummmm, do they sit before marriage?"

Conclusion : Au Cachemire, ils font probablement ça assis.

Elephant Man

Trois heures d'attente avant sept heures de train, après neuf de bus, trois de jeep et une de cyclo-rickshaw, je m'écrase sur le quai de Gorakphur Jonction, résistant à la tentation de carrément m'étaler sur les dalles encrassées.

Les voyageurs indiens sont, eux, étendus de tout leur long, recouverts des pieds à la tête de draps multicolores, momifiés autour de moi, ressemblant en tout point aux corps réellement morts que je verrai le lendemain déambuler dans les ruelles de Varanasi. À défaut d'avoir l'équipement nécessaire pour passer inaperçu sous un drap, je m'appuie contre mon sac à dos et reprend la lecture de cette pénible version du Mahabharata.

Je n'ai pas le temps de finir ma page que déjà deux indiens se postent debout devant moi pour me fixer béatement comme si j'avais une trompe ou quelque autre malformation spectaculaire.
Je feins d'ignorer leur présence mais leur curiosité l'emporte sur leur gêne (c'est généralement ce qui se produit).

"Hello sir!"
Dodelinement de tête.

Son anglais est étonnament correct. Il demande bientôt s'il peut s'assoir après avoir échangé les formalités d'ouerariufrom et d'ouatsiurnaim; je vois bien qu'il est uniquement intéressé à avoir une conversation pour pratiquer son anglais.

C'est un gringalet moustachu de dix-neuf ans venu d'Allahabad pour passer un examen d'admission dans la Indo-tibetan border Police Force. L'autre, c'est son cousin, qui ne parle pas un mot d'anglais, qui ressemble à la version indienne d'un joueur de football américain et qui fait du saut en longueur dans l'Uttar Pradesh.
Arun me montre ses bulletins d'école secondaire, on s'échange des photos passeport, on discute d'Obama (c'était une de ses questions d'examens avec le nom de la capitale de la France), il me montre ses cahiers d'école, on parle du Canada, de l'Inde, du Brésil et du monde entier.

"You have good looking!"

Souvent j'ai l'impression que les indiens ont des tendances homosexuelles vu leur façon de se tenir par la main et se caresser dans la rue, puis vu leur façon de complimenter les touristes mâles sur leur allure. On me dit d'ailleurs souvent que je serais beau avec moustache et que je devrais me la laisser germer, je réponds généralement que je suis pas capable mais que j'aimerais bien.
Arun me parle donc de moustache, on s'échange nos courriels et je réalise que nous discutons déjà depuis plus d'une heure, ses connaissances générales permettent d'avoir une conversation d'égal à égal sans que je ne me sente à dix milles lieues de sa réalité.

Puis après avoir regardé ma montre, je regarde autour de moi, ce qui n'était quelques minutes auparavant que quelques curieux badauds ralentissant et scrutant le dialogue indo-canadien s'est transformé en une foule compacte d'hommes qui nous fixent avec leurs yeux globuleux et exhorbités, complètement omnubilés par le spectacle. Ils sont une trentaine, certains se sont assis derrière moi, les autres forment un mur autour de nous. Ils commencent bientôt à jouer du coude pour les meilleurs places.
Je suis intimidé, parfois la curiosité et la fascination deviennent agressantes. Je surveille maintenant constamment mes bagages par précaution, je suis loin de la conversation initialement détendue.

Arun me demande d'autographier son livre d'école et des dizaines de têtes se penchent vers le cachier, derrière mes épaules, devant mes mains et au-dessus de ma tête. Ça y est, ils ont crevé ma bulle. Je commence à me demander comment ça va se terminer.

C'est à ce moment là que des agents de police se pointent en faisant claquer leurs bâtons de bambou et en criant à la foule de dégager. Tout le monde se disperse rapidement, un train arrive dans la minute, Arun se lève, me dit à la hâte qu'il doit réserver un siège et part en courant chercher une fenêtre ouverte par où faire entrer son cartable pendant que tout le monde se rue vers les portes.

Je me retrouve à nouveau seul, mon interminable livre entre les mains.

lundi 10 novembre 2008

Annapurna Base Camp

Au rang des expériences éprouvantes que j'ai traversées jusqu'ici, le trek jusqu'à l'Annapurna Base Camp (ABC) s'est révélé le plus difficile. Pas de corniches meurtrières, de météo apocalyptique, de chutes dévastatrices, juste un constant et intense effort physique, gravissant 2130 mètres de marches de pierres et de chemins de terre d'un village ou d'un campement à l'autre jusqu'aux gorges profondes des montagnes.

L'impression, dès le premier jour, de disparaître de la surface de la Terre. Perdre contact avec toute chose au-delà de quelques kilomètres autour de soi, le globe se retrouvant réduit à ce minuscule cercle. Aucune route, aucun véhicule, que des chemins et ses pieds pour se perdre chaque jour plus profondément dans le lointain et l'isolé, sachant que chaque foulée nous éloigne davantage de la civilisation et nous rapproche davantage des étoiles.

Contempler des heures durant le ciel à chaque nuit plus noir et les étoiles chaque fois plus brillantes au dessus du spectre des montagnes. Un spectre vertigineux, ligne d'horizon qui sépare les cieux et la vallée, à partir duquel les astres les plus brillants se réflètent dans les lumières éparses des villages.

Marcher en bordure des champs qui découpent les flancs de montagnes en larges escaliers. À contempler cette fois les sommets bien visibles et flamboyants qui défilent dans le lointain vers lequel nous nous dirigeons. Traversant les quatre saisons : de l'été humide des jungles tropicales et des forêts de bambou à l'hiver statique des mousses et de la rocaille, des boues qui couinent sous nous semelles aux glaces qui craquent au fil de nos pas, des feuilles verdoyantes de sève aux tapis rougeâtres de l'automne, des neiges fondantes aux sols gelés du petit matin.

La rivière dégivre sous nous yeux et s'écoule dans le torrent que nous avons suivi cinq jours durant jusqu'au coeur des montagnes.

Se retourner et contempler la moraine profonde qui se creuse jusqu'à la vallée, heurter du regard le mur compact des montagnes au détour de cette gorge et avoir l'impression, levant les yeux, que cette image se prolonge jusqu'à l'infini. Avoir l'envie de pleurer, devant l'immensité, la démesure, l'oeuvre titanesque de la nature.

Annapurna Sanctuary 2


Annapurna Sanctuary - Vidéo

Annapurna Sanctuary




dimanche 9 novembre 2008

Kathmandou Square

Assis dans un jardin de petites et grandes stupas, entouré par les édifices moyen-âgeux de Kathmandou, aveuglé par le reflet doré des frises du monastère surplombant le square, je profite un peu du calme, à l'écart de la folie des rues étroites de la ville.
La cloche sonne. Des cris et des pas éffrénés rebondissent dans les couloirs de l'édifice derrière moi pour se déverser dans ce qui tenait encore, quelques instants plus tôt, du sanctuaire.
Des nuées d'enfants de tous âges, flottant ou étouffant dans des uniformes déglingués hérités de frères et de soeurs plus vieux, s'échouent sur la place et inondent l'endroit de leur cacophonie verbale. L'immense stupa centrale devient alors un labyrinthe et un terrain de jeux circulaire à plusieurs étanges - l'endroit rêvé pour se courir les uns après les autres.
Les plus vieux, cheveux gommés et dressés sur la tête, squattent dans un coin, se moquent d'un rire grossier et méprisent d'un nez retroussé le jeu de plus jeunes. Des duos de fillettes effectuent lentement une marche giratoire autour de la stupa, bras dessus, bras dessous ou en se tenant par la main, en chantant ou en jasant. Des petits gars font pareil.

Un gamin bouffe (ou médite) un paquet de chips, perché dans un coin de la stupa. Pour lui, seul dans ses rêves, la récréation doit durer une éternité, usant ses chips pour sablier et les gobant tout doucement comme pour étirer le temps.
À ses pieds, un tapis de pigeons s'envole au moindre bruissement du sac pour revenir se poser invariablement au même endroit.

Juste au dessous, trois vendeurs itinérants traînent leur stand à roulettes et servent des aliments dégoûtants à l'allure insalubre aux hordes d'enfants affamés.
Perchés eux aussi au premier étage de la stupa, deux enfants de la rue préparent un mauvais coup. Armés d'allumettes enflammées, ils profitent de la cohue générale pour tenter d'incendier l'un des stands plus bas. Le vendeur ne s'aperçoit de rien. Les allumettes pleuvent sur ses paquets de chips, ses cônes de papier journal et dans sa canisse de crême glacée qu'il est assailli de toutes parts par des enfants insatiables, trop occupé à leur servir son riz soufflé au curry pour s'en alarmer.

Je chasse les deux garçons et ils partent en courant se réfugier de l'autre côté de la coupole. Ils passeront l'heure suivante à s'amuser plus sainement, faisant comme si je ne les voyais pas, courant d'une stupa à l'autre, m'espionnant, gloussant des rires espiègles à chaque fois que je me retourne dans leur direction et qu'ils se cachent quelques secondes trop tard.

Sur ce qui ressemble à un balcon sur la plateforme de la stupa, une petite fille vêtue d'un sari noir aux fleurs rouges observe les enfants qui s'amusent. Elle fait probablement partie de ces enfants exclus du système que l'on retrouve un peu partout à Kathmandou. Ils n'ont pas d'uniformes mais on les reconnait à leurs vêtements sales et leurs cheveux poussiéreux; on les reconnaît aussi quand ont les voit traîner dans les rues à mendier, à faire des paris ou à se tourner les pouces en plein milieu de l'après-midi, puis on le reconnaît le soir quand ils hantent les rues, hagards, prenant de grandes soufflées de colle dans leurs baudruches en plastique.

Le jeu s'intensifie autour de la fillette; on dirait que l'école entière joue à la tague autour de la stupa dans un désordre que je comprends mal. Les ados abandonnent leur mépris pour prendre part à la partie (ou en créer une nouvelle). Les élèves courent dans tous les sens, ils rient et crient. Certains se hâtent pour acheter une dernière gâterie et retournent courir avec des minuscules cornets de crème glacée qui leur coulent sur les mains. La cloche sonne, les enfants continuent à courir mais cette fois en direction des corridors de l'école; les plus vieux se traînent les pieds mais bientôt seul l'écho d'une frénésie retentit dans le square. Les cris, les bruits trépidants et les rires s'éloignent lentement pour regagner leurs classes. Le silence submerge à nouveau la place, le square redevient un sanctuaire.

Les deux garçons haussent les épaules et retournent penauds, les mains dans les poches, se perdre dans les rues de Kathmandou.
La petite fille, du haut de la stupa, reste quant à elle seule et muette à fixer la porte déserte de l'école.