Assis dans un jardin de petites et grandes stupas, entouré par les édifices moyen-âgeux de Kathmandou, aveuglé par le reflet doré des frises du monastère surplombant le square, je profite un peu du calme, à l'écart de la folie des rues étroites de la ville.
La cloche sonne. Des cris et des pas éffrénés rebondissent dans les couloirs de l'édifice derrière moi pour se déverser dans ce qui tenait encore, quelques instants plus tôt, du sanctuaire.
Des nuées d'enfants de tous âges, flottant ou étouffant dans des uniformes déglingués hérités de frères et de soeurs plus vieux, s'échouent sur la place et inondent l'endroit de leur cacophonie verbale. L'immense stupa centrale devient alors un labyrinthe et un terrain de jeux circulaire à plusieurs étanges - l'endroit rêvé pour se courir les uns après les autres.
Les plus vieux, cheveux gommés et dressés sur la tête, squattent dans un coin, se moquent d'un rire grossier et méprisent d'un nez retroussé le jeu de plus jeunes. Des duos de fillettes effectuent lentement une marche giratoire autour de la stupa, bras dessus, bras dessous ou en se tenant par la main, en chantant ou en jasant. Des petits gars font pareil.
Un gamin bouffe (ou médite) un paquet de chips, perché dans un coin de la stupa. Pour lui, seul dans ses rêves, la récréation doit durer une éternité, usant ses chips pour sablier et les gobant tout doucement comme pour étirer le temps.
À ses pieds, un tapis de pigeons s'envole au moindre bruissement du sac pour revenir se poser invariablement au même endroit.
Juste au dessous, trois vendeurs itinérants traînent leur stand à roulettes et servent des aliments dégoûtants à l'allure insalubre aux hordes d'enfants affamés.
Perchés eux aussi au premier étage de la stupa, deux enfants de la rue préparent un mauvais coup. Armés d'allumettes enflammées, ils profitent de la cohue générale pour tenter d'incendier l'un des stands plus bas. Le vendeur ne s'aperçoit de rien. Les allumettes pleuvent sur ses paquets de chips, ses cônes de papier journal et dans sa canisse de crême glacée qu'il est assailli de toutes parts par des enfants insatiables, trop occupé à leur servir son riz soufflé au curry pour s'en alarmer.
Je chasse les deux garçons et ils partent en courant se réfugier de l'autre côté de la coupole. Ils passeront l'heure suivante à s'amuser plus sainement, faisant comme si je ne les voyais pas, courant d'une stupa à l'autre, m'espionnant, gloussant des rires espiègles à chaque fois que je me retourne dans leur direction et qu'ils se cachent quelques secondes trop tard.
Sur ce qui ressemble à un balcon sur la plateforme de la stupa, une petite fille vêtue d'un sari noir aux fleurs rouges observe les enfants qui s'amusent. Elle fait probablement partie de ces enfants exclus du système que l'on retrouve un peu partout à Kathmandou. Ils n'ont pas d'uniformes mais on les reconnait à leurs vêtements sales et leurs cheveux poussiéreux; on les reconnaît aussi quand ont les voit traîner dans les rues à mendier, à faire des paris ou à se tourner les pouces en plein milieu de l'après-midi, puis on le reconnaît le soir quand ils hantent les rues, hagards, prenant de grandes soufflées de colle dans leurs baudruches en plastique.
Le jeu s'intensifie autour de la fillette; on dirait que l'école entière joue à la tague autour de la stupa dans un désordre que je comprends mal. Les ados abandonnent leur mépris pour prendre part à la partie (ou en créer une nouvelle). Les élèves courent dans tous les sens, ils rient et crient. Certains se hâtent pour acheter une dernière gâterie et retournent courir avec des minuscules cornets de crème glacée qui leur coulent sur les mains. La cloche sonne, les enfants continuent à courir mais cette fois en direction des corridors de l'école; les plus vieux se traînent les pieds mais bientôt seul l'écho d'une frénésie retentit dans le square. Les cris, les bruits trépidants et les rires s'éloignent lentement pour regagner leurs classes. Le silence submerge à nouveau la place, le square redevient un sanctuaire.
Les deux garçons haussent les épaules et retournent penauds, les mains dans les poches, se perdre dans les rues de Kathmandou.
La petite fille, du haut de la stupa, reste quant à elle seule et muette à fixer la porte déserte de l'école.