Sur l'autre rive
Je me suis laissé engloutir dans les eaux de son Gange, les orteils enlisés dans sa vase gluante. Je m'attends à tout moment à ce qu'un cadavre porté par le courant heurte mon corps immergé.
La barque flotte à mes côtés, Aviscar et Ashutosh se dressent sur la proue et rient comme des enfants, ce qu'ils sont à moitié. Le soleil couchant enflamme les perles d'eau sur leurs peaux dorées et brûle le Gange sous des reflets orangés.
Je submerge mon visage à la hauteur des yeux, un tapis de feu s'étend jusqu'aux ghats de l'autre côté. Lavage des vaches, crémations, ablutions, bains, lessives, parties de cricket, chaï-wallahs et marchands ambulants de tout genre s'y activent en permanence sur la pellicule perpétuelle d'un film sans fin. Des touristes s'esquissent en surimpression et s'effacent aussi rapidement qu'ils sont arrivés.
Je me sens fondre dans ce film, m'imprimant depuis quelques jours dans une pièce d'éternité. Le sentiment de troquer un peu ma condition éphémère de voyageur pour celle plus fusionnelle du quotidien des indiens qui y vivent. Je me sens rester, je vois les ghats comme quelqu'un qui y habite, je sens le Gange sur ma peau et je me laisse porter par son cours lent et placide.
Aviscar et Ashutosh m'extirpent de ma contemplation et se jettent à l'eau, je plonge à mon tour pour ressortir quelques mètres plus loin, tourné cette fois-ci vers la berge la plus proche. La plage est animée, des musiciens jouent trompettes et tambours, des gens dansent et chantent pendant que les deux mariés effectuent à genoux leurs activités rituelles sur le bord de l'eau. Leurs paniers fleuris d'offrandes flotteront bientôt en direction d'un squelette bovin qui repose sur la même rive et rejoindront plus tard un troupeau de vaches énormes qui prennent leur bain non loin de là.